Déclaration de Serge Romana, président du CM98 à l’occasion des « Vœux du CM98 »

Le 22 janvier 2017

Mes chers amis, chers membres du CM98, chers sympathisants,

Au nom du conseil d’administration, je vous adresse, ainsi qu’à vos familles, nos meilleurs vœux pour cette année 2017.

J’ai une pensée particulière pour ceux d’entre vous qui sont tombés malades ou qui se battent tous les jours pour retrouver une santé meilleure. Qu’ils gardent le moral, car c’est une condition déterminante pour que les traitements produisent les effets maximums. Soyez assurés de mon soutien total.

Je pense aussi à ceux qui ont perdu des proches, ces êtres chers qui sont maintenant parmi les étoiles de votre ciel et qui, je le pense, veillent sur vous. Je sais ce qu’est l’arrachement d’un être cher et que seul le temps est un remède à la douleur. Tenez bon ! Vous n’avez guère d’autre choix, et c’est ce que vos chers disparus auraient souhaité que vous fassiez. Soyez assuré de l’affection que vous porte notre association.

Je pense aussi à nos doyennes et doyens. Je tiens à leur témoigner notre respect et notre affection. Leur présence ici cet après-midi nous touche et nous donne plus de force de continuer à nous battre pour la cause qui nous unit : la défense de la mémoire de nos aïeux qui vécurent l’Esclavage colonial.

Bien sûr, ces vœux seront dominés par l’actualité de la semaine du 13 janvier, celle des « 6 jours ». Une semaine ponctuée par une très grande victoire dans le combat que nous menons depuis près de 20 ans.

Nous fêterons l’année prochaine les 20 ans de la marche historique des 40 000 qui fit sortir de l’ombre les centaines de milliers de victimes de l’esclavage qui avaient été jusque-là oubliées sous le poids de la honte de leurs descendants et de la culpabilité de la République. Bien sûr, les mouvements nationalistes antillais ont entretenu la mémoire des héros et des combattants. Bien sûr, les différents gouvernements ainsi que les collectivités départementales d’Outre-mer faisaient vivre depuis 1983 la mémoire de l’abolition. Mais la foule des « prénoms et matricules », celle des« sans nom », la foule des « Riens », la foule de ceux qui n’étaient que des « esclaves », la foule de ceux qui ployaient sous le joug de la servitude et du mépris, les « sans-rien » qui n’avaient en général d’autre choix que la survie dans un système totalement oppressif, ceux qui ont inventé « vwè mizé pa mò, kenbé rèd, pa moli », ces femmes et ces hommes qui n’étaient même pas considérés par leurs descendants comme des parents, vivaient dans l’enfer froid de l’oubli. Voilà la vérité d’avant 1998.

La marche du 23 mai 1998 a été le Big Bang mémoriel qui les a projetés sur le devant de la scène. Nous avons été ce jour-là des milliers de cœurs à faire éclore une autre mémoire. Ils sont devenus nos parents, nos aïeux que nous avons juré d’honorer tous les 23 mai. Aujourd’hui, je suis certain que personne ne doute que nous sommes déterminés à faire respecter leur mémoire.

Par notre travail, nous avons transformé en fierté la honte de l’esclave qui collait à notre mémoire et qui est l’une des conséquences les plus catastrophiques de ce crime contre l’humanité, en fierté. Nous avons eu la force de considérer ces femmes et ces hommes comme des aïeux et de nous présenter au monde comme leurs descendants. Cette affiliation nous a donné de la fierté. Cette démarche n’avait pas été imaginée par l’élite politique et intellectuelle de nos pays qui pensait que la fierté ne pouvait être inspirée que par des guerriers héroïques et les nègres marrons, si rares dans nos îles.

Être descendant d’esclaves ne découle pas d’un raisonnement génétique. Nous savons évidemment que nous sommes, pour la plupart d’entre nous, des métis. Nous le voyons tous les jours sur la couleur de nos peaux et nous le vérifions dans nos travaux généalogiques. Mais, ce qui vit en nous, ce qui passe dans nos artères, ce qui agite nos esprits et nos âmes, c’est la terrible fabrication qui a eu lieu durant ces 213 ans d’esclavage. Une fabrication qui constitue nos Premiers Temps. Le métissage est une donnée universelle chez les humains. Mais ce qui en résulte d’un point de vue anthropologique dépend avant tout du contexte dans lequel il s’effectue. Le nôtre, celui de nos Premiers temps, c’est la catastrophe de l’esclavage qui paradoxalement nous a créés. Et c’est là toute notre complexité !

Alors, affectueusement, nous sommes allés chercher nos aïeux esclaves dans les archives. Avec l’obstination, la détermination d’enfants à la recherche de leurs parents, nous avons dépouillé des milliers de documents et nous les avons trouvés. Les registres de nomination ont été notre « pierre de rosette ». Aujourd’hui, ce travail se poursuit par l’étude des actes notariés.

Parce que nous les avons retrouvés, parce que nous savons que la mémoire de cette histoire si elle n’est pas travaillée, conduit soit à cette honte dont nous avons parlé, et par conséquent au mépris de soi-même (entendu dans des adages tels que ceux-ci : « Nèg sé mové nasyon » ou encore « le Nègre est un vonvon noir que le Diable a chié en passant sur un parc a cochon »), soit à l’errance identitaire, au ressentiment anti-français primaire ou encore à la violence et à l’incapacité de construire sereinement notre devenir, nous avons consacré notre travail à ce que nos aïeux soient honorés et que leur dignité d’humains soit reconnue. Nous avons inscrit leurs noms dans des livres, sur un mémorial et sur des monuments. Mais le plus important était d’organiser des commémorations pour qu’ils puissent être honorés. D’abord, par leurs enfants. Il nous fallait les honorer ensemble, c’est-à-dire commémorer leur humanité. Cette démarche marque le début de notre unité et de la sortie de la honte. En les honorant, nous nous donnons une base commune, laquelle existe dans les familles unies.

Mais ce n’est pas suffisant. En matière de crime contre l’humanité, il est largement démontré aujourd’hui qu’il faut que les victimes soient honorées par les plus hautes autorités. C’est un élément majeur de l’inversion de la honte. C’est un dispositif essentiel pour éviter la victimisation des descendants, pour éviter qu’ils ne se prennent pour des victimes comme leurs aïeux. Cet acte est essentiel pour qu’ils dépassent le ressentiment, pour qu’ils commencent à vivre au présent et construisent leur avenir.

C’est pourquoi, le 23 mai 1998, nous avons déclaré créer la commémoration du 23 mai en hommage aux victimes de l’esclavage colonial et que nous nous battons depuis 2004 pour que celle-ci soit nationale.

Un premier pas a été effectué en 2008 lorsque le travail que nous avons effectué avec Patrick Karam, alors délégué interministériel à l’égalité des chances des Français d’Outre-mer, a débouché sur la circulaire Fillon. Celle-ci a donné au 10 mai, un caractère national et introduit le 23 mai comme une date pour les originaires d’Outre-mer en mémoire de la souffrance de leurs aïeux. Non seulement il ne s’agissait que d’une circulaire (un texte législatif non consolidé) mais, de plus, le 23 mai ne concernait que les descendants d’esclaves. C’était quelque part une date communautaire.

Nous nous sommes appuyés sur cette première marche pour pousser plus en avant notre travail de mémoire. Les commémorations du 23 mai ont alors changé de dimension avec la constitution du groupe les DéChenNé, constitué de prestigieux artistes des Antilles, de la Guyane et de la Réunion. Bien ancrés dans cette mémoire régénérée de nos aïeux, nous avons eu la force d’aller à la rencontre de tous les protagonistes de cette terrible histoire : descendants de colons esclavagistes, d’Africains vendeurs de bois d’ébène et d’engagés indiens. Et unis autour d’un principe majeur, fondateur, sacré – l’absolu respect de la mémoire de nos aïeux –, nous avons créé la fondation Esclavage et Réconciliation. Elle a vu officiellement le jour le 7 décembre, sous l’égide de la fondation de France, pour tenter de sortir nos sociétés des conflits des 17e, 18e et 19e siècles qui, s’ils ont agité nos sociétés au 20e siècle, sont totalement dépassés au 21e siècle. Nous sommes intimement persuadés que s’ils se poursuivent aujourd’hui, ils plongeront nos sociétés dans un recul irréversible.

C’est fort de ces avancées que nous avons été à la rencontre, en septembre 2016, du député-maire de Sarcelles François Puponni afin qu’il dépose un amendement, dans le cadre de la loi Égalité Réelle Outre-Mer, modifiant la loi sur les commémorations de l’esclavage du 30 juin 1983. Un amendement qui, bien sûr, ne touchait pas aux dates de commémorations instituées dans les DOM. Pourquoi avons-nous attendu septembre 2016 pour faire cette démarche ? Parce qu’il fallait attendre l’avis favorable du nouveau CNMHE (Comité national pour la Mémoire et l’Histoire de l’Esclavage) dirigé par l’historien Frédéric Régent.

L’amendement Pupponi complète l’intitulé de la loi du 30 juin 1983 en ajoutant aux commémorations de l’abolition de l’esclavage l’hommage aux victimes et introduit deux dates de commémoration nationale :

  • celle du 10 mai qui commémore, d’une part, les combattants dans les colonies et dans l’Hexagone qui contribuèrent à la destruction du régime esclavagiste et, d’autre part, la République dont les principes fondateurs ont conduit invariablement à l’abolition de l’esclavage dans les anciennes colonies françaises.
  • Celle du 23 mai qui est la date d’hommage nationale aux victimes de l’esclavage.

Cet amendement a ensuite été soutenu par le rapporteur de la loi, le député Victorin Lurel qui en a déposé un similaire.

Adopté à l’unanimité à l’Assemblée Nationale, il est devenu l’article 20A de la loi Égalité Réelle Outre-Mer et a pris la direction du Sénat avec l’ensemble de la loi Égalité Réelle Outre-mer.

Le rapporteur de la commission des lois du Sénat a alors auditionné le CREFOM, le CRAN et le CM98. Ces trois associations ont approuvé l’article 20A. Mais, début décembre, nous avons appris qu’un sénateur de la Guadeloupe, Félix Desplan, voulait déposer un contre-amendement visant à retirer l’article 20A de la loi Égalité Réelle Outre-mer.

Malgré des demandes réitérées courant décembre et janvier, ce sénateur a refusé de nous recevoir. Le mercredi 11 janvier, il a déposé son contre-amendement en commission des lois et supprimé purement et simplement l’article 20A de la loi.

J’ai déjà expliqué les raisons qui m’ont poussé à faire une grève de la faim et je n’y reviendrai pas. Je pense qu’elle a été utile. Pas seulement parce que le Sénat a voté les amendements Larcher et Arnel, mais parce qu’une cinquantaine de Sénateurs des DOM comme de l’Hexagone ont déposé trois amendements réintroduisant l’article 20-A. C’était, pour moi, l’objectif majeur de cette action.

Il n’est pas acceptable en démocratie qu’un élu, en l’occurrence Félix Desplan, défende « sa » position (c’est ce qu’il a dit publiquement – lire ici). Un élu se doit, d’une part, de défendre la position de ses électeurs et, d’autre part, s’il s’agit d’un sujet nouveau, s’informer et recueillir le maximum d’informations en auditionnant les diverses parties. Cet élu de la Guadeloupe a été pris en flagrant délit d’anti-républicanisme. C’est là une attitude de despote, de dictateur. Par ailleurs, j’ai eu l’occasion de recevoir sous la tente que j’occupais durant ma grève de la faim, la présidente du groupe communiste au Sénat qui, m’a-t-elle confié, n’avait pas tous les éléments pour discuter. Ce sont là des informations importantes pour juger de l’importance de cette grève de la faim qui n’aurait jamais eu lieu si les débats avaient été préparés correctement en amont.

Mes chers amis, l’adoption, d’abord à l’Assemblée nationale puis au Sénat, de l’amendement à la loi de 1983, introduisant dans la loi nos aïeux, victimes de l’esclavage ainsi que les 10 est 23 mai comme dates nationales sont des victoires importantes. Une fois la loi votée, elle nous permettra, ainsi qu’à la République et nos peuples en Outre-mer, de construire une mémoire apaisée de l’histoire de l’esclavage. C’est la condition sine qua non pour éviter une fracture mémorielle de plus en France hexagonale et construire des sociétés plus harmonieuses. Mais il reste à voter la loi dans son ensemble. J’attends donc sa parution au Journal Officiel pour crier victoire.

Ce n’est pas encore fait. Et je vois sur les réseaux sociaux, j’entends ici et là, un petit groupe centré autour de l’ancienne présidente du CNMHE, Myriam Cottias, continuer de s’agiter pour désespérément empêcher l’inéluctable. En particulier, ils font courir le bruit que nous ferons la chasse aux intellectuels qui ne seraient pas d’accord avec la ligne développée par le CM98. Je comprends que ces gens puissent être impressionnés par la cohésion associative autour du 23 mai, par le large rassemblement qui s’est opéré autour du CM98 (les DéChenNé, fondation Esclavage et Réconciliation…). Mais il n’y a pas de hasard. Ce n’est pas usurpé. Il est le fruit de 20 ans d’un très dur labeur, de sacrifices de centaines de militants…

Je tiens à préciser solennellement que le CM98 n’a aucune envie, prétention, capacité et objectif d’organiser une quelconque chasse aux intellectuels. D’ailleurs, nous avons ouvert les portes de notre université populaire à tous. Et nombreux sont ceux, dont Myriam Cottias, qui y ont fait des interventions. Je suis personnellement un scientifique et je sais combien le débat d’idées, en particulier basé sur un travail scientifique rigoureux et l’expérimentation, est fondamental. Cela fait plus de 15 ans que nous organisons une université populaire, et nous sommes avides des travaux des chercheurs en histoire, en philosophie, en anthropologie, en sociologie, en psychologie qui nous permettent de mieux nous comprendre, de mieux comprendre le sens de nos sociétés. Nous souhaitons donc la multiplication des travaux des chercheurs dans ces différentes disciplines. Que leurs travaux nourrissent les entrepreneurs de mémoire ! L’interaction entre leurs travaux et ceux des entrepreneurs de mémoire générerait une force considérable. C’est le cas, par exemple, de la collaboration que nous entretenons avec les chercheurs de la Sorbonne qui peuvent exploiter nos bases de données uniques. C’est aussi le cas de celle que nous avons instituée avec les chercheurs du musée de l’Homme. C’est pourquoi nous appelons Mme Cottias et ses affidés à se calmer et à cesser les vaines polémiques et des attaques personnelles qui ne les grandissent pas. Il est temps de mettre un terme à ces guerres mémorielles.

Chers amis, je ne saurais finir sans vous remercier d’avoir été si présents durant ces 6 jours de grève de la faim. Vous êtes des combattants, vraiment. Sous ma tente, je vous entendais vous soutenir dans le froid. Sans vous, je n’aurais pas été capable de tenir plus d’une journée. Nous aurons le temps de raconter ces 6 jours. Ils furent formidables. Vous êtes formidables ! Le CM98 a un remarquable conseil d’administration et la meilleure direction possible. Il a une base solide. Je veux souligner la vigilance des plus anciens vis-à-vis des plus jeunes, leur attention bienveillante. J’ai revu des visages qui avaient disparu…L’essentiel est là. Nous sommes fiers d’être des descendants d’esclaves. Mais je veux aussi attirer votre attention sur l’importance des réseaux, car sans eux rien n’est possible en politique. Et je salue le courage et la clairvoyance de Viviane que je ne remercie pas en tant qu’épouse, ce qui serait mépriser la féministe qu’elle est, l’intellectuelle libre qu’elle est, mais en tant que dirigeante. Elle était aux commandes et nous étions rassurés.

Une année nouvelle commence, certainement une ère nouvelle pour le CM98.

Alors, c’est le moment de nous dire bonne année, de nous embrasser si nous en avons envie, mais aussi pour ceux qui nous découvrent et qui veulent porter leur pierre à l’édifice d’adhérer ou de faire des dons au CM98 qui continue à être endetté, car le combat est aussi un engagement financier important.

Très bonne année à vous tous.

Serge Romana, président du CM98

2017-02-03T00:09:07+00:00 Tags: , |