Gustave Lurel, Jean Glissant, Marie Sinaïde Chamoiseau, Placide Césaire, Jean Chevry, Charles Chasseur, Mathurin Thuram, Henri Lincertin, Césaire Taubira, Jean-Pierre dit Grand Chalus…, voilà 10 parmi les 200 000 personnes qui n’avaient qu’un prénom lorsqu’elles étaient esclaves dans les anciennes colonies françaises et à qui furent attribués leur nom de famille, après le 27 avril 1848.
Ce sont tous ces prénoms et noms qui devaient être gravés sur le mémorial national des victimes de l’esclavage aux Tuileries.
Devaient… car le ministère de la Culture en a honte : il n’y voit que des noms d’esclaves !
Pourtant, le Président de la République s’était engagé à les honorer le 27 avril 2018 : « Je souhaite aussi que la République se souvienne des esclaves eux-mêmes […]. Pour que jamais ne s’efface leur souffrance, je soutiens le projet d’ériger à Paris, dans le jardin des Tuileries, un mémorial national qui rende hommage à ces victimes, comme le demandent légitimement plusieurs acteurs de cette mémoire ». Ainsi fut la parole de la République en cette année 2018, en réponse au projet du CM98 d’honorer les hommes et les femmes qui, leur vie durant, travaillèrent en esclavage pour que fortunes se construisent en France hexagonale.
Devaient… car le ministère de la Culture en a honte : il n’y voit que des noms d’esclaves !
Pourtant, quelques jours après le Président, Édouard Philippe, alors Premier ministre déclarait le 10 mai de la même année : « dès lors, graver dans la pierre la dignité de la personne humaine sera l’objectif du Mémorial qui recensera les quelques 200 000 noms donnés aux esclaves des colonies françaises en 1848 et dans les années qui ont suivi. Le Président de la République a souhaité que ce monument se dresse au Jardin des Tuileries, où s’élevait jadis le bâtiment de la Convention qui a voté la première abolition et d’où l’on voit l’hôtel de la Marine où a été signé la deuxième abolition ».
« Graver dans la pierre la dignité de la personne humaine ».
Ça devait l’être… mais le ministère de la Culture en a honte : il n’y voit que des noms d’esclaves !
Les esclaves des anciennes colonies françaises n’avaient pas de noms de famille ; juste un prénom, le plus souvent chrétien, qui leur était donné par leur parrain et marraine lors de leur baptême après la naissance ou au sortir du bateau Négrier, une fois arrivés dans les habitations. À l’abolition, le 27 avril 1848, la commission Schœlcher proposa qu’un nom de famille leur fût attribué. Ce fut le cas pour 87 500 Guadeloupéens, 74 000 Martiniquais, 64 000 Réunionnais et 13 500 Guyanais. Acte fondateur de la citoyenneté française dans les anciennes colonies, cette opération fut consignée dans des registres de nomination. Pierre de rosette entre le monde de l’esclavage et celui d’après, ces trésors furent découverts dans les archives qui furent investies par des bénévoles du Comité Marche du 23 mai 1998 (CM98) et de l’AMARHISFA (Association martiniquaise d’histoire des familles) au milieu des années 2000. Ils saisirent méticuleusement ces noms sur leurs petits tableaux Excel, et ce jusqu’à aujourd’hui. Travail titanesque de recueil qu’ils accomplirent avec enthousiasme et détermination, animés qu’ils étaient par l’émotion de retrouver enfin des aïeux. Il fut alors décidé de les honorer pour les sortir de la honte en mettant leurs noms, prénoms et matricules, dans des livres, sur un mémorial itinérant, dans un site Internet et sur des monuments. L’immense ferveur des descendants découvrant leurs aïeux et le profond recueillement qu’ils imposaient chaque 23 mai, journée nationale qui leur était dédiée, firent germer l’idée d’un projet de mémorial national. Le Jardin des Tuileries comme lieu, devint une évidence pour son prestige, son histoire (la royauté esclavagiste renversée par la République), sa fréquentation (14 millions de visiteurs par an), sa situation (en face de la concorde avec à sa gauche l’Assemblée nationale et à sa droite l’hôtel de la marine où fut signé le décret de l’abolition de l’esclavage). C’est ce projet présenté par le CM98 qui fut retenu en 2018 par Emmanuel Macron. Président — philosophe, il a saisi l’importance de l’inversion de la valence du stigmate de l’esclave pour qu’une affiliation des Français descendants d’esclaves à leurs aïeux puisse être possible.
Mais, pour le ministère de la Culture, ces noms ne siéent point au prestigieux Jardin des Tuileries. On les comprend ! Ce jardin fut créé par Catherine de Médicis en 1564, rénové en 1664 (29 ans après que le premier déporté africain a eu mis pied sur les terres de Guadeloupe et de Martinique) par André Le Nôtre sous les ordres de Jean-Baptiste Colbert. Alors des noms d’anciens esclaves dans des lieux imaginés par Colbert, le concepteur du code noir, c’est un quasi sacrilège !
Officiellement, il n’y a pas assez d’espace… aux Tuileries. Toujours officiellement, il faut une œuvre d’art, contemporaine et pas un « mur des noms », car ce n’est pas dans la ligne éditoriale du Jardin des Tuileries.
Il est tout simplement ahurissant de constater, que le ministère de la Culture qui ne voit toujours pas derrière ces noms des citoyens français, mais des esclaves, refuse les prescriptions du Président et du Premier ministre.
Finalement, c’est le ministère de la Culture qui reste reclus dans la plantation esclavagiste. Il veut en effet maintenir l’ordre qui prévalait dans cet espace : l’impossibilité de l’égalité et de la fraternité. Il signifie que certains seront pour toujours chassés de la lumière, puisqu’ils ne doivent pas énoncer, sur la scène nationale, le récit particulier qui a fait d’eux des Français.
L’affaire est maintenant dans les mains du Président — philosophe !
Dr Emmanuel Gordien, président du CM98