Introduction du cours

Ce premier cours vise à analyser les conditions de production et d’institutionnalisation du régime mémoriel abolitionniste en France. Le régime mémoriel abolitionniste tend à célébrer la République française et les abolitionnistes métropolitains (l’Abbé Grégoire, Victor Schoelcher…) qui ont contribué à la libérer les esclaves de leurs chaines au cours des deux abolitions. Ce régime mémoriel prend véritable naissance dans les Antilles françaises sous la 3ème République, avant de connaître une première consécration nationale lors des commémorations de 1948 de l’abolition de l’esclavage. La contrepartie de la domination du régime mémoriel abolitionniste est l’oubli relatif de la tragédie de l’esclavage elle-même.

Résumé du cours

  1. Trois régimes mémoriels :
  • Régime mémoriel abolitionniste : Célébration de la République abolitionniste
  • Régime mémoriel nationaliste/Anti-colonialiste : hommage aux luttes anti-esclavagistes menées par les héros de couleur
  • Régime victimo-mémoriel : centré sur les victimes et les descendants de victime de l’esclavage
  1. Trois échelles d’analyse de la mémoire :
  • Mémoire collective : souvenirs partagés par des groupes intermédiaires (familles, églises…) : mémoire fabriquée dans le miroir du groupe pour le groupe
  • Mémoire officielle : souvenirs produits et imposés par les autorités politiques (Etat, collectivité locale…)
  • Mémoire publique : problématisation et publicisation de troubles mémoriels à l’adresse de la société, des pouvoirs publics…
  1. Trois séquences du régime mémoriel abolitionniste :
  • L’institutionnalisation sous la 3ème République
  • Les commémorations de 1948
  • Les commémorations de 1998
  1. L’institutionnalisation du régime mémoriel abolitionniste de l’esclavage sous la troisième République

Force est de reconnaître, au moins jusqu’en 1948, que les commémorations officielles de l’esclavage dans l’hexagone sont relativement absentes de l’agenda des politiques publiques de la mémoire. Les commémorations officielles sont concentrées à la fois sur l’injonction au souvenir de la Révolution française au début de la 3ème République et sur l’injonction au souvenir de la Grande guerre. Au cours de cette période, comme le note Françoise Vergès, l’abolition de l’esclavage « n’appartient pas aux identités narratives françaises ».

Cette affirmation n’a toutefois de pertinence que si on la ramène au territoire de l’hexagone mais n’est pas vrai si on la rapporte à l’état de la mémoire officielle (locale) en Martinique et en Guadeloupe où le père de l’abolition fait l’objet d’un véritable culte au point de personnifier l’identité fondatrice des Antillais (à l’exception des « békés »). La popularité de Victor Schœlcher se mesure autant à son action décisive en 1848 qu’au cours de ses mandats successifs de députés de Martinique (dès 1848) et de Guadeloupe où il a œuvré toute sa carrière pour les progrès de l’assimilation et de l’éducation des « descendants d’esclaves » (Schœlcher, proche de Jules Ferry, milite pour appliquer les principes de l’école obligatoire dans les colonies). C’est surtout sous la troisième République que s’institutionnalise une configuration de sens qui dépasse la personne même de Schœlcher pour former la matière substantielle de l’imaginaire collectif et officiel des Antillais : le « schœlcherisme ». Ce néologisme dit bien en quoi le régime mémoriel abolitionniste se confond entièrement avec le projet d’assimilation pensé dans la verve républicaine de l’émancipation des colonisés : le souvenir de l’abolition s’inscrit « dans la mémoire collective pour en faire l’instrument d’un nouveau crédo : celui de la grande et généreuse Mère-patrie » qui a libéré les esclaves de leurs chaines. Conforme au projet idéologique républicain de la Métropole qui ne voit aucune contradiction entre colonisation et émancipation des peuples, le schœlcherisme (Jolivet) est porté prioritairement par l’ancienne classe des « libres de couleurs », soucieuse plus que les autres, d’assimilation (classe déjà fort présente dans le domaine des professions libérales, de l’administration, sans oublier l’enseignement). Cette petite et moyenne bourgeoisie de couleur, proche des partis radicaux, opportunistes républicains de métropole joue une fonction décisive dans la construction de lieux de mémoire en souvenir de Schœlcher, notamment à Fort-de-France (la rue Schœlcher, le lycée de Schœlcher, la bibliothèque Schœlcher, sans oublier la statue de Schœlcher, inaugurée en 1904). En représentant l’abolitionniste accompagné d’un enfant (sur le socle sont gravés ces mots : « Nulle terre française ne peut plus porter d’esclaves »), ce lieu de mémoire symbolise le schœlcherisme comme condensation de l’émancipation des esclaves et de la protection de la Mère-patrie.

Avant la Seconde Guerre mondiale, la configuration de sens qui unit dans les colonies françaises d’Amérique le souvenir de la République abolitionniste et généreuse et l’horizon d’émancipation assimilationniste est suffisamment ancrée pour constituer une sorte de consensus largement partagé par les forces politiques et sociales, à l’exception des familles descendantes des planteurs. Le terrain est déjà préparé pour les célébrations du Centenaire de l’abolition. Cette mémoire officielle célébrée à l’échelle locale aboutit cependant, comme l’a montré Myriam Cottias, à un oubli de la tragédie de l’esclavage elle-même. Tout se passe comme si l’abolition rimait avec amnésie. Cette politique officielle de l’oubli est sciemment orchestrée par les pouvoirs politiques locaux encouragés par les pouvoirs métropolitains. Ce qui ne veut pas dire que l’oubli soit radical à l’échelle de la mémoire collective des descendants d’esclaves. En particulier à la Réunion où le souvenir de l’esclavage est resté présent dans les mémoires populaires.

  1. Les commémorations du centenaire de l’abolition en 1948 aux Antilles et à la Réunion

Du point de vue du registre symbolique mobilisé, les commémorations du centenaire de l’abolition de l’esclavage ne présentent pas de surprise véritable et il n’y a pas lieu d’y voir une rupture. Le régime abolitionniste de l’esclavage se conjugue en toute logique avec l’ordre assimilationniste républicain. La triple nouveauté tient d’une part dans le fait qu’il s’agit d’une commémoration nationale officielle qui affecte, quoique à des degrés variables, la métropole et les territoires ultra-marins, d’autre part, dans le fait que la commémoration de l’abolition coïncide, à quelques années près, avec la loi de départementalisation des « quatre vieilles colonies » votée deux années plus tôt, enfin, par les moyens sans précédents mobilisés surtout dans les nouveaux départements d’outre-mer pour célébrer l’abolition.

Le caractère national de la commémoration de l’abolition témoigne d’une nouvelle collaboration, du fait de la départementalisation, entre le pouvoir central et le pouvoir local, qu’il s’agisse des Préfets ou du Conseil Général. S’il s’agit d’un événement inédit par son ampleur, il est néanmoins parfois dilué dans un cadre commémoratif plus large, qu’il s’agisse de la célébration de la Révolution de 1848 ou de la Seconde République. Mais cette confusion, qui a un sens historique, est en même temps de nature à renforcer la grammaire abolitionniste/républicaine de l’esclavage.

L’acte commémoratif national le plus retentissant tient en métropole dans la cérémonie qui se déroule le 27 avril 1948 à la Sorbonne, en présence du Président de la République, Vincent Auriol, et de plusieurs ministres. Trois parlementaires de l’outre-mer, Gaston Monnerville et deux députés, Aimé Césaire et Léopold Senghor rendent hommage à Victor Schœlcher. Le contexte de l’immédiat après-guerre explique largement cette initiative commémorative autour d’une grammaire mémorielle abolitionniste qui a la même consistance que dans les départements ultra-marins : « Le centième anniversaire de l’Abolition dans les colonies françaises a été célébré dans une œcuménique euphorie et avec faste le 27 avril 1948, à Paris (à la Sorbonne), à Fort-de-France, à Point-à-Pitre, à Cayenne, à Saint Denis de la Réunion et à Dakar, sans qu’aucune voix discordante ne se fasse entendre[1]. » D’une part, la République renaissante, après les années sombres de Vichy, doit pouvoir se retrouver autour de valeurs humanistes issues de l’héritage révolutionnaire : l’abolition de l’esclavage en fait partie intégrante. D’autre part, au moment où s’affirment dans certaines colonies des mouvements indépendantistes, au moment où l’Etat français réprime dans le sang certaines révoltes (insurrection de Sétif, insurrection malgache…), la commémoration de l’abolition est censée rebâtir un consensus républicain entre la France et ses colonies. La commémoration du Centenaire s’inscrit ici pleinement dans l’attachement à l’Union Française scellée par la nouvelle Constitution de 1946.

Ainsi, ce n’est pas un hasard si la grammaire mémorielle abolitionniste connaît un surcroît commémoratif après la Seconde Guerre mondiale alors que la puissance et le prestige de la France, après l’humiliation de 1940, sont encore considérés par nombre d’acteurs publics comme indissociables du maintien de son empire. Ce trait ressort très clairement du discours que Gaston Monnerville (alors président du Conseil de Guyane) prononce à la Sorbonne le 27 avril 1948 pour le Centenaire : hormis un bref passage où il évoque l’esclavage des Noirs comme « une plaie qui souillait l’humanité », toute son allocution se concentre sur l’impact de l’abolition elle-même qui inaugure « l’égalité des races » et sur l’hommage plus qu’appuyé rendu à Victor Schœlcher comparé à un « chevalier de vérité ».

L’allocution de Césaire, au cours de la même cérémonie officielle d’avril 1948, bien qu’imprégnée de cadres d’analyse pour partie différents de Monnerville, demeure largement dans le même esprit abolitionniste. La dénonciation du système esclavagiste doit beaucoup chez Césaire, alors membre du Parti communiste français, à une lecture marxiste qui fait de l’esclavagisme un symptôme du capitalisme sous sa variante impérialiste Si la critique du système esclavagiste est sans concession[2], si l’esclavage comme souffrance occupe une place plus significative que dans les discours de Monnerville et de Senghor, cette dernière ne représente cependant qu’à peine 1/5 de son discours. Les 2/3 du discours sont consacrés à un hommage au courage de Schœlcher pour avoir su défier l’esprit de son temps et surmonter les résistances de ses contemporains : « Victor Schœlcher, proclame Césaire, un génie ? Peut-être. Mais à coup sûr, un caractère. Mieux encore, une conscience[3] ». Cette prise de position, au prime abord surprenant du point de vue du père de la négritude, s’explique largement par les espoirs mis dans la départementalisation. Césaire ayant été le rapporteur de loi en 1946 :« les Antilles et la Réunion ont besoin de l’assimilation pour sortir du chaos politique et administratif dans lequel elles se trouvent plongées[4] ». Cet espoir est largement partagé dans les autres territoires ultra-marins. Ainsi à la Réunion, le statut de département apparaît le moyen approprié pour sortir cette ancienne colonie de « la misère, d’inégalité et d’injustice[5]. »

III .Les commémorations officielles du 150ème anniversaire de l’abolition de l’esclavage : entre abolitionnisme et métissage des cultures

1998 marque assurément un tournant majeur dans l’histoire de la mémoire de l’esclavage en France. Jamais les pouvoirs publics officiels ne se sont autant emparés de l’événement mémoriel de l’abolition de l’esclavage. 1948, en comparaison, apparaît dériosire. Le contexte international a sans doute joué également pour quelque chose : Depuis le début des années 1990, la mémoire de l’esclavage acquiert une visibilité internationale inédite, surtout depuis la mise en œuvre du programme « la route de l’esclave » initiée en 1994 par l’UNESCO à Ouidah au Bénin.

A l’échelle étatique, il revient à deux acteurs institutionnels en particulier d’être à l’origine des initiatives les plus importantes : le Gouvernement et le Sénat. La teneur des grammaires prédominantes de la mémoire de l’esclavage varie largement en fonction des clivages politiques traditionnels, alors que nous sommes en pleine période de cohabitation.

La droite et l’hommage aux abolitionnistes

L’initiative de la présidence de la République, limitée de fait en période de cohabitation, tient, au cours des cérémonies de 1998, essentiellement dans une allocution officielle prononcée par Jacques Chirac le 23 avril au palais de l’Elysée[6]. Au cours de ce long discours, une seule phrase est consacrée aux victimes lorsqu’il évoque l’esclavage comme « pratique contre l’humanité, pratique inhumaine en ce qu’elle nie ce qui fait l’homme pour le constituer en objet[7]. » Rien ne sera dit en hommage aux luttes anti-esclavagistes et aux héros de couleur. Si un bon tiers de l’allocution se veut descriptif et historique en retraçant dans les grandes lignes l’histoire de l’abolition depuis la Révolution, l’objectif de la commémoration doit viser, selon le Chef de l’Etat, « à parler de l’homme » et « des valeurs de la République ». En fait, à travers l’hommage rendu à l’homme Schœlcher, il s’agit surtout de célébrer l’action glorieuse de la République française qui est de fait le véritable héros du discours. Pas seulement la IIème République, bien que « son courage » et « son « audace » politiques soient loués de toute part, mais, à travers elle, toute la tradition républicaine et les valeurs qu’elle portait hier et qu’elle doit propager encore aujourd’hui. L’allocution se présente en même temps comme une leçon républicaine. Si le discours de J. Chirac s’inscrit parfaitement dans la matrice de sens empruntée par ses prédécesseurs, le contexte contemporain, lié aux irruptions de violence dans certaines banlieues françaises lui permet, de reconfigurer lesdites valeurs dans le sens du modèle d’intégration à la française : « La France s’est efforcée, au cours du siècle écoulé, de conserver cette attitude ouverte et généreuse. Elle a su accueillir et intégrer dans la communauté nationale les générations successives d’hommes et de femmes qui ont choisi de s’installer définitivement sur notre sol (…). Aujourd’hui, au moment où notre modèle d’intégration suscite des inquiétudes, il est important de se souvenir que l’intégration à la française est indissociable du pacte social et de l’idéal républicain qui est le nôtre[8]. » Si le terme d’assimilation a été remplacé dans le discours officiel par celui jugé moins discriminant d’intégration, on reste bien dans la même grammaire abolitionniste/assimilationniste constitutive de la matrice de sens républicaine. La continuité qui vaut en même temps comme analogie que J. Chirac cherche à dégager est la suivante : de même que la République a su assimiler les descendants d’esclaves en leur octroyant droits et devoirs, de même doit-elle aujourd’hui, avec les mêmes principes, intégrer les populations issues de l’immigration. L’enjeu commémoratif de l’abolition est l’occasion d’adresser une injonction à l’intégration aux descendants d’immigrés.

Au vu des archives dont nous disposons[9], les initiatives menées par la Chambre Haute pour commémorer le cent-cinquantenaire de l’abolition de l’esclavage procèdent du seul bureau du Sénat qui décide en 1997 la création d’un Comité de parrainage chargé de préparer et d’animer les célébrations officielles. Ce comité présidé par Gérard Larcher, alors vice-président du Sénat, est censé représenté l’ensemble des groupes politiques du Sénat[10]. Approuvé par le bureau du sénat le 27 janvier 1998, le programme des manifestations s’est échelonné d’avril à juin 1998. L’objectif affiché de ces manifestations est double : cultiver le devoir de mémoire de ce moment fondateur, d’une part, promouvoir « un impératif de vigilance » face aux formes contemporaines de servitude, d’autre part. Quatre instruments communicationnels sont plus particulièrement mobilisés : un hommage solennel en séance publique aux abolitionnistes (le 28 avril), un cycle de projections cinématographique (de fin avril jusqu’au 15 juin), un colloque sur l’esclavage et son actualité (le 15 juin), une exposition présentée Salle des Conférences du Sénat du 16 au 30 juin.

Un double questionnement corrélatif anime ici notre étude : comment comprendre que le Sénat décide de s’emparer de cet enjeu mémoriel ? Quelle grammaire tend à s’imposer à travers la mobilisation de ces instruments mémoriels ? Pour chacun des instruments utilisés, à quelques nuances près qu’il faudra relever, c’est assurément la grammaire abolitionniste qui prédomine de manière presque écrasante. C’est la France des grands principes républicains à laquelle l’on rend hommage. Une phrase prononcée par René Monory, à l’époque Président du Sénat, condense cet hommage : « Il y a cent cinquante ans, la France devenait enfin la Patrie des droits de l’homme. De tous les hommes[11] ». Tout se passe comme si de 1948 à 1998, rien n’avait changé en termes de grammaires mémorielles, tout se passe comme si 1998 répétait 1948 qui lui-même rappelait 1848.

. Mais à travers cette célébration de la République abolitionniste, et de manière fort habile, il s’agit en même temps de rendre hommage au Sénat lui-même. Les commémorations de 1998 doivent se comprendre corrélativement comme une entreprise d’auto-légitimation d’une institution dont la légitimité est précisément cycliquement remise en cause au motif qu’elle serait une chambre conservatrice, une chambre inutile, une chambre peu démocratique et faiblement représentative par son mode d’élections…[12]. La double célébration corrélative pourrait paraître d’autant plus audacieuse qu’historiquement le Sénat a été l’acteur institutionnel jusqu’à la fin du XIXème siècle le plus réfractaire au régime Républicain, la chambre d’échos par excellence de la conservation légitimiste, sans parler des sénateurs qui ont défendu la cause des planteurs contre les abolitionnistes. Hier à l’avant-garde d’un retour à l’Ancien régime, le Sénat est d’autant plus prompt à apparaître aujourd’hui comme le fer de lance des grands principes républicains. Soucieux de se défaire de l’image de la chambre conservatrice, les sénateurs, comme on va le voir, n’ont de cesse d’associer leur institution au camp du progrès et de la liberté.

Par quels procédés rhétoriques et scéniques passe-t-on subtilement de la commémoration de la République abolitionniste à l’auto-célébration du Sénat ? En vertu d’effets métonymiques de rapports entre le tout et la partie. Les chainons qui permettent l’identification symbolique du Sénat à la République abolitionniste tiennent dans les deux plus grandes figures de la cause de l’abolition : l’abbé Grégoire et Victor Schœlcher, tous deux sénateurs inamovibles. Tout se passe donc comme si des parties – l’Abbé Grégoire et Victor Schœlcher – devaient représenter le Sénat dans son esprit abolitionniste ;

La gauche sous le pluralisme des grammaires mémorielles de l’esclavage

Autant le Sénat, à travers une pluralité d’initiatives, s’est massivement emparé des commémorations de l’abolition de l’esclavage au printemps 1998, autant l’Assemblée nationale s’est montrée plus timorée en la matière, alors qu’elle jouera un rôle tout à fait décisif quelques mois plus tard dans la discussion de la proposition de loi tendant à la reconnaissance de l’esclavage comme crime contre l’humanité. L’initiative principale à mettre au compte de la chambre basse tient dans le parrainage de l’exposition « Déchaîne ta citoyenneté » du 25 avril au 7 mai 1998. Organisée à l’initiative de l’Association de Prévention pour une Meilleure Citoyenneté des Jeunes (sous l’égide de la Fondation RATP pour la Citoyenneté), l’exposition qui se veut en même temps un concours mobilise près de 55 000 jeunes d’écoles primaires, de lycées et collèges invités à s’exprimer (dessins, textes, lettres et affiches) sur le thème du 150ème anniversaire de l’abolition. Les œuvres lauréates sont exposées jusqu’au 7 mai dans la Galerie des Fêtes de l’Hôtel de Lassay. L’exposition, qui deviendra ensuite itinérante à travers la France, est inaugurée le 25 avril par le Président de l’Assemblée nationale, Laurent Fabius, en présence d’un public scolaire métropolitain et ultra-marin. A la suite de cette inauguration, Laurent Fabius donne le coup d’envoi à l’émission d’un timbre commémorant le 150ème anniversaire de l’abolition. La commémoration se clôture par une journée musicale ouverte au public[13].

Ce dispositif commémoratif reste entièrement dans les rets d’une matrice de sens abolitionniste/républicaine en écho à l’allocution du Chef de l’Etat. La confusion est renforcée par la superposition entre la commémoration de l’abolition de l’esclavage et la commémoration de l’adoption du suffrage universel en 1848. La célébration de la double fondation républicaine d’hier (l’abolition et le suffrage universel) est l’occasion de reconfigurer la citoyenneté d’aujourd’hui. En sus de la trilogie des valeurs républicaines, l’exposition ajoute de manière symptomatique « l’intégration ». L’exposition se veut d’autant plus une leçon républicaine, à travers le jeu concours qu’elle organise conjointement avec la RATP, qu’elle s’adresse prioritairement à la jeunesse dont une partie est suspectée d’être justement en mal d’intégration.

Si les commémorations orchestrées par le Gouvernement Jospin restent sur certains plans dans le même registre de signification que celles organisées par l’Assemblée nationale, on observe néanmoins l’apparition de nouvelles configurations de sens. Pour assurer la cohérence de l’ensemble des actions ainsi que des initiatives menées par les autres pouvoirs institutionnels (Sénat, Présidence de la République, Assemblée nationale…), le Gouvernement a créé à la fin de l’année 1997 une mission interministérielle pour la célébration du 150ème anniversaire de l’abolition de l’esclavage dont elle a confié les reines à Daniel Maximin[14]. Après consultation des archives de l’outre-mer, il ressort que l’écrivain antillais est bien l’acteur clé du processus commémoratif et qu’il va jouer à ce titre un rôle décisif de médiation dans le transfert de nouvelles matrices de sens dans l’action mémorielle gouvernementale.

L’initiative gouvernementale qui revient en propre au Premier ministre tient essentiellement dans l’organisation d’une journée commémorative à Champagney en Haute-Saône le 26 avril 1998.

Au premier abord, le choix même du lieu de mémoire de Champagney témoigne d’un attachement gouvernemental à la configuration de sens républicaine/abolitionniste et fait directement écho au slogan commémoratif gouvernemental « tous nés en 1848 » qui provoquera, on le verra, l’ire de certains entrepreneurs de mémoire de l’esclavage. Ce lieu de mémoire en lui-même met en scène non l’action émancipatrice menée par les esclaves eux-mêmes mais un village métropolitain qui a valeur quasi-métonymique : un village exprime comme partie le tout de la volonté républicaine et abolitionniste nationale (« tous nés en 1848 »).

Cette lecture est cependant partielle. Nul doute que le choix de Champagney est lourd de symboles et qu’elle contribue à surimposer une grammaire abolitionniste de l’esclavage. Mais ce qui a attiré notre attention en consultant le programme qui figure dans les archives, c’est que l’intention du Gouvernement – en fait l’œuvre essentielle de la mission Daniel Maximin -, était de laisser une place en même temps aux luttes antiesclavagistes et indirectement aux descendants d’esclaves d’outre-mer

Si l’essentiel des manifestations a bien lieu à Champagney, une commémoration est prévue le matin du 26 avril en hommage à Toussaint Louverture. L’objectif du cadrage commémoratif consiste bel et bien à articuler grammaire abolitionniste/républicaine et grammaire de provenance anti-colonialiste/nationaliste de l’esclavage.

Le sens de l’articulation entre les deux matrices de sens transparaît de manière symptomatique dans l’allocution de Jospin[15]. C’est la première fois, à notre connaissance, qu’un des plus hauts personnages de l’Etat introduit dans une allocution officielle une grammaire forgée initialement dans les mouvements anticolonialistes et nationalistes ultra-marins. L’allocution est un savant dosage entre les deux grammaires. L’hommage rendu aux habitants de Champagney tranche cependant avec les autres variantes des grammaires abolitionnistes. L’originalité consiste à célébrer des « citoyens anonymes », ceux de Champagney ou les Nègres marrons. Cette célébration se veut un marqueur de « gauche » en remettant le « peuple » en position de protagoniste historique.

S’il faut reconnaître l’absence véritable de configuration de sens centrée sur les victimes dans l’allocution de Jospin, la nouveauté tient dans la place importante accordée aux luttes anti-esclavagistes et aux héros de couleur : « Demain, 27 avril, un hommage sera rendu au Panthéon à la mémoire de ceux qui se dressèrent contre cette trahison de l’idéal républicain naissant. Souvenons-nous de Toussaint-Louverture qui mourut en déportation, non loin d’ici, au fort de Joux. Souvenons-nous de Louis Delgrès qui choisit de mourir avec ses 300 combattants de Guadeloupe, sur les hauteurs du volcan de la Soufrière, en adressant « à l’univers entier », ainsi qui le proclama le 10 mai 1802, « le dernier cri de l’innocence et du désespoir : la résistance à l’oppression est un droit naturel »[16]. »

Rarement hommage aura été aussi appuyé à l’endroit de ces héros antillais. Hommage qui revient à plusieurs fois au cours de l’allocution, y compris à ces héros anonymes qu’ont été les « marrons ».

L’essentiel est que la matrice de sens centrée autour des luttes anti-esclavagistes, outre qu’elle correspond à une réalité historique, n’a rien de nationaliste en soi, même si elle conserve une tournure anti-colonialiste. C’est la raison pour laquelle elle peut être audible et réappropriée par un Premier ministre qui, s’il peut bien avoir des convictions anticolonialistes, n’en reste pas moins attaché à la République unitaire et n’a point l’intention de donner l’indépendance aux DOM. C’est tout le savoir-faire de Daniel Maximin que d’avoir désolidarisé une matrice de sens d’origine nationaliste pour la reconfigurer dans un autre contexte de sens, tout en conservant à certains égards une matrice anticolonialiste « acceptable » pour un Gouvernement de gauche socialiste.

Quel est ce contexte de sens ? Il s’agit du « métissage des cultures ». L. Jospin, à la fin de son allocution à Champagney, rend directement hommage à cette orientation : « La France est riche de sa diversité. Chaque échange en son sein et avec d’autres donne un écho plus vaste à sa culture. C’est pourquoi je me réjouis que l’écrivain Daniel Maximin, chargé de la Mission interministérielle sur l’abolition de l’esclavage, ait souhaité placé ces manifestations sous le signe du métissage des cultures[17]. » Cet appel au métissage des cultures pourrait nous sembler aujourd’hui d’une grande banalité[18]. En fait, elle est le produit d’une théorisation dans les milieux littéraires antillais à travers les fondamentaux de la créolité et de créolisation (E. Glissant, R. Confiant, J. Bernabé, E. Pépin, P. Chamoiseau).

Si D. Maximin n’est pas toujours assimilé à cette galaxie d’écrivains, son œuvre littéraire se réfère constamment à l’éloge du métissage. Le métissage caribéen a une double face pour Maximin, la face sombre est qu’il est le fruit du « viol de l’esclave noire par le maître blanc ». La face heureuse est la créativité qu’a générée cette « société nouvelle d’Amérique ». Le fait de métissage est ce qui doit empêcher, selon Maximin, toute revendication particulariste : « La condition, c’était d’assumer la bâtardise, d’assumer d’être descendants du maître et de l’esclave. Ce que nous sommes dans la réalité. Pas seulement des descendants purs de l’esclave résistant mais des descendants de l’oppresseur et de l’opprimé[19]. »

La notion de métissage a d’abord été mobilisée, à travers ses usages littéraires, pour s’opposer aux thèses de l’africanité, dont l’emblématique négritude, et pour mieux rendre compte de la singularité des sociétés produites de l’esclavage. C’est une nouvelle problématisation originairement antillo-antillaise, ou plus largement caribéenne, qui s’opère à partir des années 1980-1990 dans un mouvement parallèle de dépolitisation de l’orientation nationaliste des mouvements antillais. P. Chamoiseau explique très bien cette genèse au cours d’un entretien réalisé en 1991 :

La littérature antillaise actuelle ne se présente plus comme une contestation de la colonisation, comme la revendication d’une humanité noire ou comme une valorisation de l’espace africain. Nous sommes bien loin de René Maran. Nous échappons aujourd’hui aux grandes oppositions de la pensée occidentale et nous essayons de comprendre comment fonctionne le monde antillais. Nous relevons à la fois de l’Afrique, de l’Europe, de l’Inde et de l’Asie. Notre identité et notre culture doivent donc être envisagées sous des modalités dialogiques et paradoxales qui relèvent du métissage. Il faut comprendre les mécanismes de solidarité conflictuelle, car il n’y a pas eu de synthèse harmonieuse, mais, à chaque époque, une sorte de différenciation ouverte. Notre problématique est donc celle du multiculturel, du transculturel et du multilinguisme, problématique très contemporaine et très moderne[20].

Le travail de signification de D. Maximin, qui s’inscrit dans cette configuration, consiste dans la traduction d’une nouvelle problématisation de l’identité antillaise dans le cadre d’une réflexion sur l’identité d’une société française qui apparaît de plus en plus métissée aux yeux de ses contemporains, du fait des vagues migratoires récentes, pluriethniques, pluriraciales, pluriculturelle. En sus du modèle universaliste et républicain d’intégration qui connaît des déficiences (bien que Jospin souhaite en même temps le maintenir) dans la société française, le 150ème anniversaire de l’abolition est l’occasion d’introduire un autre modèle issu de la créolisation. On voit se là se déployer la portée du projet politique instanciée par les commémorations qui excède largement la question de la mémoire de l’esclavage. Ce projet consiste à penser une citoyenneté décolonisée, bien que restant dans le giron de la République, et sans céder aux sirènes particularistes et nationalistes. Cet horizon politique transparaît très clairement dans ce rapport en forme de « note »: « Cette triple exigence peut rendre compte de l’originalité de cette tentative d’une « décolonisation de la citoyenneté » par une lutte contre l’Etat colonial au sein même de la République, en voulant conquérir tout à la fois l’égalité sociale et politique sans assimilationniste socio-culturel, et la liberté d’épanouissement d’identités nationales, sans passage obligé par le nationalisme politique et la constitution d’Etats indépendants. »

Tout se passe comme si on assistait à une inversion des modèles. Alors que, pendant des décennies, les sociétés antillaises ont dû se bâtir sur le modèle intégrationniste/assimilationniste républicain, les nouvelles formes prises par la société française nécessitent de trouver une source d’inspiration dans le modèle antillais de la créolisation. Le « travail de sens » opéré par D. Maximin consiste à sortir la problématique culturelle du métissage de son cadre strictement antillais pour la penser à l’horizon de la société française dans son ensemble. L’expérience du métissage dans l’outre-mer devient un laboratoire pour les sociétés de demain :

« La confrontation est aujourd’hui à l’intérieur de chacune des grandes villes du monde, qui sont obligatoirement de grandes villes métisses. Il n’y a plus de protection d’une identité seule. Il y a donc une créolisation du monde : le métissage. Partout où l’on impose de composer avec l’autre, au lieu de le chasser, de le vaincre, de le détruire ou de partir soi-même, on a quelque chose qui est du monde créole, ce que la Caraïbe et l’Océan Indien ont fabriqué[21]. »

La littérature créole devient un véritable laboratoire pour faire varier en imagination de nouvelles manières de vivre-ensemble. Daniel Maximin n’est pas bien entendu le seul inventeur des grammaires du métissage culturel ; elles ont été inventées dans les milieux et dans les forums littéraires antillais. L’écrivain guadeloupéen a joué en revanche une fonction de traducteur et de passeur en important ces grammaires et les reconfigurant dans le contexte plus global d’une société française en recherche de nouveaux modèles d’identité et de citoyenneté. Et c’est bien ce nouveau cadrage – autour du métissage culturel – qui donne un nouvel horizon de sens à la commémoration de l’abolition de l’esclavage, en la sortant du cadre ancestral des grammaires abolitionnistes. A travers cette opération de cadrage, l’on assiste à une reprise de configurations de sens issues originairement d’une matrice nationaliste et désormais reconfigurées dans un sens créolisant, métissant. Ainsi l’insistance sur les héros et sur les luttes anti-esclavagistes[22] est vidée de sa charge nationaliste et subversive et reformatée dans les couleurs du métissage. Nul mieux que dans la présentation du programme des commémorations du 150ème anniversaire n’apparaît ce travail de signification opéré par D. Maximin :

On voit bien que les manifestations orchestrées par le Gouvernement – sous le signe du métissage culturel – dépassent le seul enjeu de la commémoration de l’abolition de l’esclavage. A travers cette commémoration, il ne s’agit ni plus ni moins que de mettre à l’épreuve un modèle de citoyenneté ou mieux de reformater le modèle universaliste de la citoyenneté à la française à l’aune de l’expérience antillaise de la créolisation. L’habilité du cadrage de sens opéré par Daniel Maximin consiste précisément à ne pas opposer les deux modèles, l’un universaliste abstrait, l’autre multi-transe-culturel. Et c’est pour cette raison – pour le refus de cette opposition – qu’un Premier ministre républicain comme Jospin peut se reconnaître dans le discours co-écrit par D. Maximin à Champagney : L. Jospin peut faire l’éloge des luttes anti-esclavagistes sans risquer de vouloir donner des gages aux nationalistes antillais.

[1]. E. De Lépine, Dix semaines qui ébranlèrent la Martinique, Paris, Servédit, Maisonneuve et Larose, 1998, p. 101.

[2]. Cette critique est déjà préfigurée dès la publication en 1939 du Cahier d’un retour au pays natal et reprise et systématisée en 1950 avec la publication du Discours sur le colonialisme.

[3]. Ibid., p. 29.

[4]. Cité dans le Rapport n°1378 enregistré le 10 février 1999 à l’Assemblée nationale, fait par Mme Christiane Taubira-Delannon, Archives de la XIème législature (1999).

[5]. Prosper Eve, le 20 décembre 1848 et sa célébration à la Réunion : du déni à la réhabilitation, Paris, L’Harmattan, 2000, p. 190.

[6]. Archives de l’Elysée, http://discours.vie-publique.fr/notices/987000146.html.

[7]. Ibid.

[8]. Ibid.

[9]. Ces archives ont été consignées dans un recueil de documents édité par le Sénat (Recueil de documents afférents aux principales manifestations organisées par le Sénat pour la commémoration du cent-cinquantenaire de l’abolition de l’esclavage, Paris, Sénat, novembre 1998). Ce texte, épuisé de longue date, est disponible à l’espace Librairie du Sénat.

[10]. Nous citons ici l’ensemble des sénateurs et des sénatrices membres du comité : Lucien Neuwirth, Danièle Bidard-Reydet, Monique Cerisier-Ben-Guiga, Hélène Luc, Lucette Michaux-Chevry, Robert Badinter, Guy Cabanel, Michel Duffour, Pierre Fauchon, Alain Gournac, Adrien Gouteyron, Dominique Larifla, Philippe Nachbar, Georges Othily, Alain Peyrefitte, Ivan Renar, François Trucy et Paul Vergès.

[11]. Discours de René Monory, le 9 juin 1998 (Recueil de documents afférents aux principales manifestations organisées par le Sénat pour la commémoration du cent-cinquantenaire de l’abolition de l’esclavage, op. cit., p. 9).

[12]. Rappelons notamment le référendum voulu par le Général de Gaulle relatif à la création de régions et à la rénovation du Sénat du 27 avril 1969. Le projet de rénovation institutionnelle proposé par de Gaulle, « qui n’aimait pas le Sénat », avait notamment pour effet de transformer la Chambre Haute, fusionnée avec le Conseil économique et social, en organe consultatif. Même si le référendum n’a pas été adopté et a provoqué la démission du Général de Gaulle, il témoigne une nouvelle fois du soupçon qui pèse périodiquement sur la légitimité et l’utilité du Sénat.

[13]. Archives du secrétariat d’Etat à l’Outre-mer, délégation générale, Tous nés en 1848. Cent cinquantenaire de l’abolition de l’esclavage 1848-1998, cote 13678.

[14]. Poète, essayiste et romancier, Daniel Maximin est né en Guadeloupe en 1947. Après des études de lettres et de sciences humaines à la Sorbonne, il a notamment été directeur littéraire aux éditions Présence Africaine. Il est directeur régional des affaires culturelles en Guadeloupe en 1989.

[15]. Le discours, si l’on s’en tient au témoignage de Marc Vizy au cours de notre entretien, a été co-écrit par lui-même et surtout par Daniel Maximin.

[16]. Ibid.

[17]. Ibid.

[18]. Rappelons que 1998 est aussi l’événement de la coupe du monde de Football où la France célèbre son équipe multiraciale victorieuse « black-blanc-beur ».

[19]. Entretien de Daniel Maximin avec Vincent Philippe, Tribune de Genève, 6 mai 1998.

[20]. Entretien de P. Chamoiseau avec Michel Peterson, Potomitan, http://www.potomitan.info/divers/imaginaire.htm

[21]. Entretien de Daniel Maximin avec Vincent Philippe, Tribune de Genève, 6 mai 1998.

[22]. D. Maximin est l’auteur de L’Isolé Soleil (1981), roman s’interrogeant sur la figure de Louis Delgrès, figure majeure des luttes anti-esclavagistes.

Ce cours est proposé par:
Johann Michel 

Qui est Johann Michel ?

Philosophe, professeur de sciences politiques. Université de Poitiers. Écoles des hautes Études en Sciences Sociales.

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