INTERVIEW DE SERGE ROMANA PAR JOCELYN DURIZOT DU PROGRÈS SOCIAL (MARS 2009)

Le président du CM98 (Comité Marche du 23 mai 1998), Serge Romana a donné le vendredi 20 mars 2009 à la mairie de Paris, une conférence intitulée : « Descendants d’esclaves et citoyens français ; L’avenir de la communauté antillaise en France hexagonale ». Nous avons profité de notre présence pour lui poser quelques questions.

LPS : Serge ROMANA, on vous a souvent vu dans les médias nationaux à propos des grèves survenues en Guadeloupe et en Martinique durant les mois de janvier et de février. Quel était le but de ces interventions ?

SR : Les événements en Guadeloupe et en Martinique ont questionné les médias nationaux et internationaux ainsi que l’opinion publique française sur la politique du gouvernement français dans les départements d’outre-mer. Les médias ont donc cherché à interroger des Antillais, responsables d’associations ou intellectuels pouvant répondre à leurs questions. Le comité marche du 23 mai reconnu pour son travail effectué depuis 10 ans sur les questions mémorielles et identitaires des descendants d’esclaves originaires de la Guadeloupe et de la Martinique a donc été naturellement sollicité.

En acceptant de répondre à ces sollicitations, nous voulions saisir l’occasion d’expliquer au Français de l’hexagone ce que nous étions, nous descendants d’esclaves, et combien nos sociétés d’origine étaient encore fortement imprégnées du colonialisme et de l’esclavagisme.

En participant à ces émissions, nous savions que nous œuvrions à ce que l’opinion publique en France hexagonale puisse voir de façon favorable les mouvements populaires dans nos pays d’origine. C’était notre façon de peser sur les choix gouvernentaux et d’aider au mieux nos compatriotes qui se battaient pour plus de justice sociale et plus de respect.

LPS : Lors de votre conférence, vous avez qualifié l’état de notre citoyenneté de « citoyenneté torturée et pleine de ressentiments ». Qu’entendez-vous par là ?

SR : En 1848, l’esclavage est aboli. Les abolitionnistes français pensent que nos parents sont des êtres détruits par l’esclavage. Tocqueville qui est le père de la constitution de la 2e République explique dans un rapport élaboré sur l’abolition de l’esclavage en 1939 que : « La France, Messieurs, ne veut pas détruire l’esclavage pour avoir la douleur de voir les blancs ruinés quitter le sol des colonies, et les noirs retomber dans la barbarie. Elle n’entend pas seulement donner la liberté à des hommes qui en sont privés, mais constituer des sociétés civilisées, industrieuses et paisibles.

[1]». Et c’est V. Schœlcher lui-même qui poursuit en écrivant : « La régénération des colonies françaises, par l’abondante infusion du jeune sang des émigrés dans les veines de ces corps plus malades que caduques, se lie à l’affranchissement des noirs, et viendra lui prêter un efficace secours ».

Des mesures sont alors imaginées pour « civiliser » nos aïeux. Brièvement, il fallait tout faire pour maitriser leur ressentiment envers les anciens colons, pour qu’ils construisent des familles nucléaires et sortent de la matrifocalité, pour qu’ils s’éloignent de leur cosmogonie et autres habitudes culturelles et de leur soi-disant fainéantise. Pour se faire, on leur proposa : la citoyenneté (afin de développer le sentiment d’appartenir et de participer à la destiné de la Nation), l’apprentissage de la culture française principalement par l’école, le mariage et un mythe de fondation : « tous nés en 1848 » avec comme mère la République et comme père V. Schœlcher. Les fêtes Schœlcher puis les commémorations de l’abolition de l’esclavage vinrent rituellement rappeler aux descendants d’esclaves 1848, date de leur venue au monde civilisé grâce à la République.

Force est de constater aujourd’hui que les mesures prises n’ont pas réussi à calmer le ressentiment et que l’acceptation de la citoyenneté française dans les DOM est pour le moins problématique.

LPS : Comment expliquez-vous cela ?

SR : La grande majorité de la population s’est fracassée sur le mur de la réussite scolaire. Une très grande majorité a vécu pendant un siècle après 1848 dans le système de l’habitation. Bref, pour l’immense majorité de nos peuples, les solutions « d’humanisation et civilisation» proposées ont échoué. De plus, le ressentiment par rapport au passé esclavagiste n’a pas été traité.

LPS : C’est- à –dire ?

SR : Lorqu’il y a crime contre l’humanité, l’on sait aujourd’hui ce qu’il faut faire pour réparer. Les travaux des victimologues montrent en quoi la réparation symbolique est déterminante. Or, par honte de l’esclavage et pour appliquer sa politique « civilisatrice » la République a préféré pendant longtemps pratiquer l’oubli de l’esclavage. Ce faisant, elle a enkysté le ressentiment. Durant 10 ans, le CM98 s’est battu pour qu’elle comprenne qu’elle devait avant tout honorer la mémoire des victimes de l’esclavage plutôt que celle des abolitionnistes. Elle l’a reconnu du bout des lèvres en 2008 en acceptant le 23 mai comme journée en mémoire des victimes de l’esclavage. Reconnaître nos parents comme victimes de l’esclavage, les honorer en tant que tels, c’est reconnaître leur humanité et leur dignité d’homme et par conséquent la nôtre. Bien sûr, il faut que nous soyons les premiers à honorer la mémoire de nos aïeux. On ne peut pas demander à la République de le faire à notre place. Lorsque nous la contraindrons à le faire , cela constituera une véritable révolution dans les rapports entre la République française et les peuples des DOM.

LPS : En France, vous vous définissez comme citoyens français et descendants d’esclaves. N’y a-t-il pas une contradiction ?

SR : Être citoyen français est un choix politique. Être descendants d’esclaves est un choix identitaire. Nous avons fait ce choix identitaire et politique, car il est le garant de l’avenir des Antillais en France. Il y a des Français d’origine juive, arménienne, berbères, arabes qui se battent pour trouver leur place au sein de la République… il y a aussi des Français descendants d’esclaves. En l’affirmant, nous nous donnons les armes pour nous saisir des outils de la République, pour faire notre place en France hexagonale. Mais ce choix est difficile à faire. Lorsque vous habitez Sarcelles ou Goussainville et que vous vivez entre la Guadeloupe, la Martinique et la France, lorsque votre valise est éternellement sur le pas de votre porte, cela veut dire que vous vivez en dehors de la vie réelle. Lorsque de surcroit, vous ne savez pas ce que vous mettez derrière le terme guadeloupéen ou martiniquais, vous êtes en pleine apesanteur. Enfin, lorsque votre système de parenté est la matrifocalité avec des mères chefs de famille (que les hommes soient présents ou pas), vous courrez tout droit à l’échec et à la marginalisation. Dans ces conditions, vous n’avez aucune chance par rapport aux communautés venues d’Afrique et du Maghreb par exemple. Je ne parle même pas des Juifs ou des Arméniens.

C’est pour cela que nous avons décidé de faire ces choix. Affirmer être un descendant d’esclave, c’est un choix identitaire qui désigne notre origine et qui nous permet d’expliquer nos dysfonctionnements. Affirmer notre citoyenneté française, c’est rentré dans un combat pour transformer cette république, en particulier lui faire accepter son identité plurielle. Ce faisant, le combat des Antillais rejoint celui des Français d’origine magrébine, africaine.

LPS : Vous y croyez vraiment ?

SR : Nous n’avons pas d’autre choix. Il faut sortir de l’ambiguïté qui est paralysante et parfois destructrice.

LPS : Vous vous dites descendant d’esclaves, mais on a du mal à le croire en vous voyant. Vous êtes à l’évidence descendant d’esclaves et d’esclavagistes ?

SR : D’un point de vue génétique, je suis descendant d’Africains, de Caraïbes, d’Européen et voir même d’Incas paraît–il. Mais la génétique ne définit pas l’identité anthropologique d’un groupe ou d’un individu. Ce qui fonde un groupe c’est la matrice dans laquelle il a été fabriqué. Notre temps de fondation est l’esclavage. Il a duré 213 ans sur 374 ans, soit plus de la moitié de notre existence. Seuls les rêveurs peuvent imaginer que l’on n’en porte pas tous les stigmates. Abolir ce n’est pas guérir !

Pour l’anecdote, les noms de nombreux Européens qui ont fondé ma famille n’ont pas été transmis. Mes grands-mères Juliette née en 1818 (nommé Romana en 1848) et Marguerite née vers 1780 (devenu Minot en 1804 après avoir acheté sa liberté) sont des mères célibataires. Les géniteurs n’ont pas reconnu leurs enfants. Nous sommes encore en pleine matrifocalité.

LPS : Comment aider concrètement les descendants d’esclaves ?

SR : Voyez-vous, en acceptant de nous définir descendants d’esclaves, nous dépassons les clivages de couleur. Mais, pour ce faire, il est nécessaire d’effectuer un vrai travail d’affiliation à ces aïeux qui souffrirent de l’esclavage. C’est ce que nous faisons au sein de l’atelier de généalogie et d’histoire des familles antillaises du CM98. De même, cette identité nous permet de comprendre les dysfonctionnements de nos familles et d’aider au à leur renforcement. C’est pourquoi nous avons créé le Centre d’Aide aux FAmilles Matrifocales et monoparentales.

Nous nous battons donc aujourd’hui pour avoir les moyens de renforcer ce travail au sein de la République. C’est notre choix, notre combat. Nous sommes déterminés !

 

Interview recueuillie par J. DURIZOT

Publiée dans le Progrès Social n°2709 de mars 2009

[1] Rapport fait au nom de la commission « chargée d’examiner la Proposition de M. de Tracy, relatives aux Esclaves des colonies ». Alexis DE TOCQUEVILLE Député de la Manche. Séance du 23 Juillet 1839

2017-02-03T00:09:09+00:00